Dans
l'attente de quelque chose qu'il n'aurait lui-même pas su définir,
Gummy avait fait son retour dans la basse-cour où il soutenait
sans arrière-pensées Rady, son ami dindon, qui l'aimait
de manière désintéressée. Car Rady se trouvait
au-delà du bien et du mal.
Rady savait prendre la vie du bon côté. C'était
comme s'il voyait la planète d'une distance qui lui permettait
de réduire tous les êtres humains et les efforts qu'ils
déployaient pour vivre à un corps unique emporté
par un puissant courant. Personne n'était en mesure de s'opposer
seul à ce courant; on pouvait seulement se laisser porter doucement,
main dans la main, et devenir membre d'une chaîne infinie de solidarité.
Mais tous les anneaux de cette chaîne avaient de l'importance.
Rady ne cessait de répéter à Gummy que la personne
la plus importante dans sa vie, c'était lui, Gummy. Voilà
pourquoi il devait être capable de gérer son temps, afin
de ne pas être à la merci des autres et de leurs requêtes.
Cela ne voulait pas dire qu'il devait devenir égoïste, comme
l'affirmait sa mère Chiquita, qui avait tendance à tout
interpréter en termes de culpabilité et de devoir. Selon
Rady, Chiquita avait une mentalité vieux jeu qui correspondait
à une époque où les gens étaient plus généreux.
Car à bien des égards, ils menaient une vie moins stressante
et mieux protégée.
Pour ne pas tomber dans un égoïsme exagéré,
sa mère lui avait suggéré de consacrer un peu de
temps à aider les autres, à prier pour élever son
esprit, mais aussi à paresser dès qu'il avait du temps
libre. Il pourrait ainsi laisser affleurer à sa conscience quelques
idées, qui l'aideraient à inventer un style personnel
de vie qui n'entre pas en conflit avec sa personnalité.
Sur ce point, Rady était d'accord. Il ne devait pas combattre
son instinct ni aller à l'encontre de son inspiration: cela,
il le lui répétait depuis longtemps. Mais à présent,
il était temps d'agir. S'il pensait encore à Lovie, il
devait le faire de manière combattive afin de surmonter l'incompréhension
qui naissait de la distance. La peur d'être rejeté ne devait
pas prendre le dessus sur l'amour et sur le projet de vie qui les avait
réunis lorsqu'ils étaient ensemble.
Pourquoi leur différence, cette nature solitaire, éthérée
et rêveuse, qui était la leur, ne pouvait-elle pas donner
lieu à deux solitudes qui s'accordaient ensemble? Si quelque
chose n'avait pas fonctionné, si leur relation avait laissé
de côté un élément important, peut-être
leur fallait-il inventer un nouveau style de vie. N'était-ce
pas à partir du chaos que l'artiste donnait naissance à
une nouvelle harmonie?
Les raisonnements de Rady rassuraient Gummy et le remplissaient d'orgueil.
Celui-ci renouait avec lui-même et de jour en jour, il améliorait
sa relation avec autrui et avec la vie.
Progressivement, Gummy élimina sans peine les excès superflus
qui polluaient sa vie. Au bureau, il travaillait de manière intense
et il ne parlait presque plus avec ses collègues durant les pauses-café.
Il allait trop loin selon Rady, qui ne pensait pas que les solutions
drastiques favorisaient le progrès et l'harmonie. Il fallait
faire volontiers les choses et avec plaisir. "Volontiers"
était un adverbe qui avait désormais disparu du vocabulaire
quotidien de nombreux animaux et Rady ne voulait pas que son élève,
au lieu de se laisser aller à ses émotions, se barricade
derrière un arsenal de règles.
Ceux qui refoulaient leurs émotions étaient les méchants
qui refusaient aux autres le droit de les vivre. Les émotions
renfermaient le bien et le mal, le nouveau et le familier, le plaisir
et l'absence de plaisir. Voilà pourquoi Rady était plein
d'indulgence pour les changements de rythme que Gummy s'accordait de
temps à autre. En se refusant cela, il serait tombé dans
le piège d'autres obsessions.
Gummy aimait bien Rady. L'affection était un élément
important de la vie. Elle était plus utile que n'importe quelle
barrière, même si parfois, on avait besoin d'une bonne
gifle pour sentir qu'on existait. A force de ne délivrer que
des caresses, on finissait par ne plus être crédible.
Les caresses de Rady ressemblaient à ceci: "Le bonheur est
une décision qui est de notre seul ressort. Il suffit de la prendre".
Il lui écrivait ce genre de pensées sur un petit billet
où il lui recommandait aussi un produit pour le poil et pour
les ongles. Ainsi pourrait-il mieux se gratter dans le bain turc, qui
lui faisait tellement de bien le soir, lorsqu'il revenait du travail.
Lorsqu'il sortait de ces bains turcs, son poil, promis à une
vie nouvelle, avait retrouvé tout son lustre.
Il lui enseignait aussi des méthodes pour passer le temps, lorsque
quelque chose qui allait de travers l'angoissait. Il ne s'agissait ni
de travailler ni de se divertir ni de se livrer à un de ses rituels.
Il y avait cette technique très simple, valable en cas d'urgence,
où il lui fallait compter de 100 à 80 en visualisant chaque
chiffre. Cet exercice de relaxation était chargé de lutter
contre des décisions prises de manière trop impulsive,
sous le coup de l'angoisse et qui pouvaient parfois, en un instant,
faire basculer sa vie. Et malheureusement, souvent dans le mauvais sens.
Il était aussi important, Rady insistait là-dessus, de
savoir remettre à plus tard une décision. Surtout quand
on ignorait dans quelle direction aller.
Savoir passer le temps sans se détruire, sans la sensation d'avoir
à tuer chaque minute, mais au contraire, en s'améliorant,
telle était la stratégie la plus payante. Pour Gummy,
qui était habitué à un cocktail infernal où
se mélangeaient frénésie, sentiment de culpabilité,
alcool, images obsessionnelles et devoirs à remplir, ce temps
libre était souvent synonyme d'ennui.
Disposer de beaucoup de temps libre, tout en évitant les petites
manies ou l'adrénaline, était pour lui une nouveauté.
Peut-être souffrait-il plus qu'à l'époque où
les frivolités et les mauvaises habitudes lui tenaient compagnie.
Mais à présent, il commençait à éprouver
de l'ivresse par le seul fait de remplir ses obligations. Il ne se contentait
plus de sentiments de seconde main qui étaient illusoires. Il
voulait penser à ce à quoi les autres n'avaient pas le
temps de penser, sans doute, parce qu'ils faisaient partie d'espèces
moins protégées.
Par l'intermédiaire de son journal, il s'efforçait de
communiquer secrétement son expérience, ses tentatives,
ses diverses façons d'envisager la vie. Ceci l'aidait à
se réveiller le matin, plein d'enthousiasme. Désormais,
il pouvait penser également à Lovie, à une manière
de l'aider, elle qui était aussi fragile que les plus précieuses
porcelaines de Chine. Elle était incapable d'identifier et de
lutter contre sa maladie, qui s'insinuait silencieusement en elle, tel
un venin. Ils avaient vécu un grand amour en vivant ensemble,
mais cet amour résistait à leur séparation. Il
allait l'aider. De leur faiblesse, il allait faire une force, même
si pour l'instant, elle cédait encore entièrement à
son vice. Peut-être pensait-il ainsi pouvoir se sauver lui-même.
Mais son masque s'effritait, en même temps que son corps, et avant
qu'il ne s'éloigne définitivement parce qu'elle s'obstinait
à ne pas vouloir de lui, il voulait encore une fois s'endormir
contre ses petites écailles bleues et connaître ce privilège
de se réveiller tout contre elle.
Ils étaient tous les deux dépendants de beaucoup trop
de choses. Pourquoi ne pouvaient-ils pas accepter de dépendre
aussi de l'amour?
Rady lui avait enseigné à faire confiance à l'imprévu.
S'il parvenait à rester indifférent aux événements,
peut-être Gummy allait-il renouer avec une part de lui-même
qui s'était perdue, moins attractive sans doute, mais plus saine
et plus originale, où il retrouverait une énergie affranchie
de toute peur. Et peut-être alors, rencontrerait-il l'amour.