Son
ami Goofie, un Labrador toujours indigné, est la victime classique
de la répétition.
Pour lui, la vie n'est qu'une succession monotone de jours, de semaines
et de mois. Il contrôle tout, tout se déroule sans risque
et donc sans joie, mais aussi, selon lui, sans souffrances. Il s'est
choisi le masque de l'hyper-critique et il n'en démord pas. Car
ainsi, il se sent parfaitement protégé. Gare à
celui qui lui parle de changement! Il a trop peur d'expérimenter
de nouveaux horizons.
Mais pendant ce temps, Grimmy, son épouse-girafe, le cocufie
et se moque de lui en achetant des tonnes d'habits de grande marque
qu'elle endosse pour sortir avec les Chevaux. La chose qui l'énerve
le plus, ce sont tous ces cols de fourrure qu'elle achète sous
prétexte qu'elle est une ex-girafe mannequin. Depuis, elle a
légérement veilli et son goût de paraître
l'a entraînée vers une vie mondaine effrénée.
Lorsqu'elle revient de ses mystérieux après-midis, il
enfile, sans dire un mot, sa vieille robe de chambre écossaise.
Mais elle se maquille pour sortir à nouveau et passe son temps
avec son téléphone portable afin d'organiser sa soirée.
Elle est si grande - elle le domine d'au moins une tête - qu'il
ne réussit même pas à comprendre ce qu'elle dit.
Ou peut-être fait-il semblant de ne pas comprendre, pour ne pas
à avoir à discuter de leur relation. Tout ce qu'il dit,
c'est qu'il veut aller dormir ou regarder la télé. Il
prétend que c'est ce qu'il préfère. Que tout le
dégoûte, que les animaux sont des êtres ennuyeux,
horribles, et que la seule chose qui lui importe, ce sont ses enfants.
Chose qui d'ailleurs n'est pas vrai, car sur les 168 heures que compte
la semaine, il ne leur en consacre que quelques unes.
Ecrasé par le poids de tous les bobards qu'il raconte, aux autres
comme à lui-même, Goofie s'en va souvent boire en cachette
dans un bar. Autrement, il s'enferme dans sa chambre pour dormir.
Il dit qu'il est dépressif. Mais peut-être est-il seulement
égoïste. Peut-être n'a-t-il pas seulement perdu la
volonté d'agir, mais aussi la capacité de comprendre.
Comme si quelqu'un avait fait voler en éclats toutes ses certitudes.
Comme si on avait d'abord miné une partie de son territoire avant
de s'en prendre à la partie opposée. Jusque-là,
il avait réussi à se déplacer. Puis on avait miné
son territoire tout entier et là, incapable de fuir, il n'avait
plus eu la moindre envie de chercher une échappatoire.
Décidément, la vie est trop difficile.
Quand on en est arrivé à ce stade, même si c'est
à vous de traverser la rue, vous ne bougez pas. Selon Gummy,
Goofie ne croit plus à l'amour à cause de Grimmy, qui
l'a trompé trop souvent. Gummy ne parvient même pas à
imaginer que sa Lovie puisse le trahir. Mais Goofie mérite d'être
trompé: il s'en moque tellement! C'est même lui qui le
cherche. Grimmy est celle qui fait bouillir la marmite; alors il se
tait, car il n'a pas la force de réagir.
Mais peut-être est-ce cela qui rend folle Grimmy: cette manière
de tout accepter. Tous les voisins savent qu'elle se "tape"
le vieux léopard et que l'après-midi, profitant du fait
qu'il est déjà à la retraite, elle se rend chez
lui.
Il est clair qu'elle n'est pas indifférente à sa peau
de léopard. Mais selon Gummy, ce léopard n'est pas la
première des raisons. Si elle a cessé d'aimer Goofie,
c'est parce que tout l'indiffère; même lui-même.
Car Goofie a perdu toute estime de lui-même et il ne fait rien
pour la regagner. Il préfère se recroqueviller, fuir la
vie, plutôt que de se forcer à changer ses habitudes, son
caractère et son destin.
Gummy est peut-être romantique, mais il est persuadé que
dans la vie, tout doit être réciproque. Il aime Lovie et
il est persuadé que cet amour est une garantie qui le protège:
il ne sera pas trahi, mais surtout, il ne sera pas abandonné.
Mais Lovie ne pense pas exactement la même chose. Elle l'accuse
toujours d'avoir la tête ailleurs, de ne pas l'accompagner à
l'étang très réputé pour ses boues et où
elle se rend pour suivre ses cures. Elle lui en veut aussi de ne pas
lui expliquer comment fonctionne le commerce des peaux et de ne pas
lui dire si avec ses écailles bleues si belles, elle est en danger.
D'après Gummy, Lovie, depuis peu, a tendance à trop souvent
établir des comparaisons avec ses amis Goofie et René.
Comme elle ne peut pas choisir Goofie qui a l'âme d'un looser,
elle cite toujours en exemple René, son autre grand ami, une
araignée qui vole de succès en succès. La famille
de René tisse depuis cinq générations et celui-ci
a hérité d'une importante fortune. On pourrait croire
que c'est un grand seigneur, mais Gummy sait parfaitement que René
n'aime qu'une chose: tisser des toiles d'araignée afin d'y capturer
ses victimes désignées. Voilà le seul et véritable
but que René poursuit dans sa vie, dépourvue de projets
mais pleines de sensations, qui la transforment en un agréable
passe-temps.
Pour lutter contre la mort, il a adopté une stratégie
bien précise: il isole ses proies, en les serrant toujours de
plus près. Puis il les mange. Il est clair qu'en vivant ainsi
en solitaire rassasié, il est toujours de bonne humeur et donc,
extrêmement séduisant. Selon Lovie, René ne cache
pas de cadavre dans le placard, là-bas sur ses terres où
il tisse sans jamais s'arrêter. Mais selon Gummy, qui le connaît
très bien, Lovie n'a rien compris. Gummy sait pertinemment que
pour René, les relations avec les femmes ne sont qu'un jeu: d'abord
les conquérir, puis les consommer avant de s'en débarrasser.
Un vrai tombeur: Gummy le connaît depuis l'âge où
ils étaient encore tout petits: et déjà à
cette époque, René avait traité de cette manière
leur baby-sitter, une Grue rose et timide.
René n'était pas resté insensible au regard de
la grue, à la fois réticent et rempli de désir,
et qui vacillait au milieu de toutes les plumes roses où elle
enfonçait son bec. Il était encore jeune, mais ses toiles
d'araignée avaient réussi à affoler la grue. Mais
quand il était retourné à ses jeux infantiles,
insensible aux regards désespérés de sa proie,
celle-ci, de manière inattendue, s'était soudain transformée
en une véritable furie, agressive et écumante de rage.
Le déchaînement de violence avait été tel,
dans ce parc d'ordinaire réservé à leurs jeux,
que les gazelles étaient accourues pour les séparer. A
la suite de quoi, elles avaient rapporté aux deux familles ce
qui s'était passé. C'est ainsi que s'était envolé
l'espoir de vacances avec cours de voile à la clé, que
Gummy devait aller passer avec René, chaperonnés par la
grue.
René avait ensuite grandi, poursuivant la beauté de manière
obstinée. Toujours habillé avec un soin méticuleux,
les pattes minutieusement épilées, et obsédé
par la nécessité de connaître un nombre maximal
de succès.
Gummy connaissait bien ce processus psychique. Mais il enviait la détermination
de René. Car lui, au contraire, abandonnait dès qu'il
ne se trouvait plus sur un terrain propice et ultra-sécurisé.
Gummy n'avait plus de désirs, parce qu'il ne pouvait supporter
qu'ils soient déçus.
Voilà du moins ce qu'il pensait, jusqu'à la nuit de sa
rupture avec Lovie.
