S'occuper
de ses propres affaires: façon de parler! Peu de temps avait
suffi pour que la solitude ne s'empare de lui. Désormais, son
destin était devenu beaucoup plus incertain et cette incertitude
augmentait sa sensibilité de manière maladive.
Il comptait toutes les plaques d'immatriculation, il ne marchait plus
sur les lignes et se soumettait à des rituels de plus en plus
drastiques. Outre le fait qu'il continuait à se nettoyer les
pattes, il se sentait obligé avant d'aller se coucher de tout
vérifier: si la porte de la maison était bien fermée,
si le gaz était bien éteint, si les robinets étaient
bien serrés et si les objets de sa nîche étaient
disposés selon un ordre rigoureusement géomètrique.
Et tout cela, il ne le faisait pas une fois mais dix fois au moins.
Si bien qu'il allait au lit de plus en plus tard et de plus en plus
épuisé. Car il accomplissait toutes ces tâches comme
un automate, sans but précis, sans ressentir non plus aucune
émotion.
Peut-être parce qu'il y consacrait tout son temps, et qu'il ne
lui restait plus une minute pour penser à son chagrin d'amour.
Lorsqu'il restait seul à la maison, au lieu de planifier ce qu'il
avait à faire et de passer quelques coups de fil pour fixer rendez-vous,
il se bourrait de frites et de gin. D'une certaine manière, il
finissait par atteindre un état de satiété et d'euphorie.
Il se sentait maître de sa vie et surmontait son manque de relations.
Mais par la suite, il culpabilisait. Etait-il un homme libre ou bien
s'était-il égaré?
Un soir, le shatush, un garçon très snob, lui avait téléphoné.
Lui aussi était sur le point de disparaître: il ne prenait
plus aucun plaisir à jouer au golf. Il l'avait invité
à une avant-première de cinéma. Une soirée
avec des invités vêtus d'habits de lumière.
Mais mauvaise surprise: à l'entrée, il s'était
retrouvé nez à nez avec une multitude d'appareils photo
et de télévisions.
Par conséquent, pour rejoindre la salle, il allait devoir subir
une radiographie de tous ses défauts.
Du coup, il avait eu l'impression de ne pas être correctement
habillé, et le coeur battant, il avait fait une brusque embardée
vers les bords de la passerelle d'accès.
Il avait juste voulu fuir loin de ces projecteurs qui mettaient en lumière
son inadaptation. Et c'est seulement en imaginant les scènes
d'un de ses films favoris qu'il avait réussi à ne pas
trop s'écarter du parcours fléché et à rejoindre
ainsi son siège.
A cette époque, il était également agoraphobe!
Mais il ne voulait pas tomber aussi bas que Goofie, qui un jour, alors
qu'il revenait d'un de ses rares week-ends, s'était retrouvé
soudain prisonnier d'une nappe de brouillard. Loin de son territoire
habituel, il avait perdu tout sens de l'orientation, s'était
mis à trembler et à transpirer intensément, avant
finalement d'être victime d'une crise de tachycardie. Il avait
également égaré sa laisse et sa petite médaille.
Mais il avait suffi qu'il se poste sur le bord de la route pour que
les gazelles le retrouvent.
A la suite de quoi, il avait consulté tous les cardiologues du
zoo, obtenant même l'avis médical de l'Elan, éminent
spécialiste des affaires de coeur.
La probabilité d'une raison physiologique avait beau s'être
révélée à peu près nulle, Goofie
avait déclaré qu'il avait désormais la ferme intention
de ne plus bouger de sa tanière par peur d'une nouvelle crise
de panique. L'éventualité de nouvelles expériences
susceptibles de l'enrichir s'était envolée.
Le cas de Gummy était un peu différent. Il suffisait que
quelque chose lui fasse plaisir pour qu'il échappe enfin à
la question de savoir s'il fallait vivre, mourir ou dormir. Et il ne
voulait pas empêcher définitivement la vie et la nouveauté
de venir égayer son quotidien.
Ce n'était pas pour satisfaire quelque désir, mais par
simple devoir, qu'il s'était mis à téléphoner
au groupe des Tortues. Elles avaient un certain âge et il suffisait
que Gummy leur adresse un regard triste et profond, ou hausse les épaules,
pour qu'elles tournent la tête, sous le charme, allant même
jusqu'à arranger leur caparace en signe d'amitié. Mais
l'émotion et la curiosité disparaissaient bien vite et
avec elles, l'envie de vivre.
Ne sachant quoi dire, surtout à lui-même, il s'inventait
des choses importantes, que pour une raison ou une autre, elles ne pouvaient
lui donner. En réalité, il les déroutait, et les
pauvrettes se consumaient pour résoudre des problèmes
qui au fond ne le concernaient absolument pas.
Elles se téléphonaient également entre elles afin
de pouvoir mieux lui donner des conseils utiles. Mais tandis qu'il les
contredisait par un "oui ... cependant ... cela n'est pas certain",
elles devenaient de plus en plus rugueuses. Enervé par cette
dégradation, il finissait par leur mener une guerre passive.
Il prenait un ton fuyant de victime, avant de déclencher un tir
de barrage et de se montrer intolérant envers la moindre de leurs
initiatives.
Pendant ce temps, son narcissime se développait de manière
galopante, de même que la certitude d'avoir toujours raison, comme
dans le cas de Lovie ou bien du Blaireau qui avait laissé filer
la Hyène.
Avoir raison lui redonnait confiance en lui. Mais malheureusement, cela
ne lui donnait pas l'envie de vivre avec la Tortue de service.
Vu qu'il en revenait toujours au même point de départ,
il décida de se consacrer à la gymnastique et de faire
un régime, pour contrer l'oeuvre destructrice du temps et effacer
cette mauvaise période où il ne se sentait ni vraiment
mort ni vraiment vivant.
Malheureusement, il tomba sur un splendide Anaconda: Jim, grand habitué
des gymnases, qui suivait des régimes de manière extrêmement
rigoureuse. Des régimes qui présupposaient cependant la
destruction d'hectares de flore ainsi que de divers specimens du zoo.
Tout cela n'était pas l'idéal pour Gummy, mais comme il
ne savait plus trop ce qu'il voulait, il avait cédé au
modèle de vie de Jim. La ration alimentaire quotidienne de Jim
était contituée de deux régimes de bananes et d'une
pyramide de gnous, de zèbres et de gazelles, qu'il engloutissait
avec dévouement et méthode, six fois par jour. Parfois,
il lâchant quelques paroles entre deux bouchées afin d'évoquer
la discipline inflexible qui lui permettait de suivre les règles
du régime dissocié. Associé cependant à
des exercices physiques absolument terrifiants. Résultat: Jim
n'avait pas un poil de graisse et mesurait onze mètres, tout
en muscles rampants.
Rien que pour réussir à avaler le quart d'un régime
de bananes, Gummy dut fournir un effort titanesque. Il ne se sentait
pas la force d'en faire davantage au nom de son régime et des
6000 calories quotidiens qu'il devait ingérer s'il voulait être
en mesure de soulever ses 8 tonnes quotidiennes. Jim lui reprochait
de ne pas suivre le régime dissocié et de ne pas prendre
de protéines. Ils s'étaient disputés, mais Gummy
ne pouvait pas aller contre sa nature. Déjà qu'il avait
dû se priver d'eucalyptus pour survivre. Mais il avait réussi
à rester végétarien. S'il avait mangé des
cadavres, il aurait fini par s'éteindre. Il ne voulait pas connaître
la même fin que les vaches folles, cannibales et désespérées.
Dénigrer Jim en songeant que celui-ci passait sa journée
à mastiquer, à soulever des poids et à dormir,
fut une étape obligatoire. Au fond, Gummy avait encore le poil
assez dru et cela ne l'intéressait guère de sculpter son
corps: à la différence de Jim, il ne se promenait pas
tout nu.
Il valait mieux en revenir à ses vieux vices: se nettoyer les
pattes, contrôler le gaz, remuer les clés au fond de sa
poche alors même qu'il était à la maison.
Malheureusement, ses rituels et ses obsessions s'étaient intensifiés,
et la peur commençait à faire son chemin.
