Chiquita,
la mère de Gummy, était une dinde très élégante
qui se teignait les plumes avec des couleurs très voyantes. C'était
une joueuse d'un très haut niveau et qui à l'évidence,
savait vivre. Elle avait beau être une sorte de bulldozer, elle
se rendait compte des faiblesses de son fils. Cette intuition lui venait
peut-être de l'ambition qu'elle nourrissait à l'égard
de Gummy, son fils unique, qui ne répondait pas comme elle l'aurait
souhaité aux tentations de la vie.
Il était venu la trouver. Mais en apercevant ses cernes qui s'étaient
encore creusés, elle avait aussitôt commencé à
l'agresser avec des questions et des suppositions indélicates.
"Je parie que cette nuit, tu n'as pas dormi". "Je
parie que tu as un découvert sur ton compte à la banque,
que tu ne paies pas tes factures en retard, que tu n'ouvres même
pas ton courrier". "Je parie que tu sors avec des gens peu
fréquentables que chez toi, c'est le désordre, que tu
n'entretiens pas ton poil". "Si tu as cette haleine de condor,
je parie que c'est parce que tu bois, ou parce que tu parles avec la
mouche cyclothymique au lieu de fréquenter les vaches Charolaises
que nous connaissons depuis si longtemps".
Puis il avouait le fait que tout en venant la voir, il contrôlait
les messages sur son répondeur au moins quatre fois par heure.
A quoi servait dès lors de lui interdire l'usage de son téléphone
portable pendant qu'il lui rendait visite?
Un jour, elle l'avait taquiné à propos de toutes ses petites
manies. En fait, elle découvrait toutes ses faiblesses, sa frénésie
qui alternait avec un état de catatonie, lorsqu'il s'affalait
devant la télévision en se bourrant de frites et de gin.
Il n'estimait pas prioritaire ce qui était censé lui redonner
de l'énergie. Selon sa mère, Goofie valait mieux que lui,
car lui au moins, il était marié, équilibré,
et il était même gentil avec sa mère, qui était
pourtant une voleuse. Cette critique de sa mère Chiquita à
l'encontre des autres mères l'avait pris au dépourvu.
Cette objectivité n'avait rien de rassurant. Cependant, la capacité
qu'elle avait de le provoquer lui faisait plaisir. Même si elle
avait des plumes à la place du poil, sa mère était
une grande dame. Certaines de ses provocations lui collaient à
la peau comme une seconde nature.
Gummy devait s'avouer à lui-même que ses petites manies
se succédaient de plus en plus souvent et qu'il éprouvait
un certain malaise à sortir avec des animaux de son niveau, mais
qui eux par contre, étaient résolus à vivre, comme
par exemple les Charolaises.
Mais la léthargie n'était pas non plus une solution. Au
fond, qu'il fasse quelque chose ou qu'il ne fasse rien, il était
de toute façon angoissé. Dans la perspective d'un changement,
il avait décidé d'établir une liste écrite
de ses désirs les plus secrets. Car c'était l'unique solution
pour rompre avec le train-train et l'ennui sans fin et sans espoir qui
résultaient de l'absence de projet.
Mais comment identifier ces désirs? Il fut obligé de passer
en revue son passé. Il dut repenser à ses rêves
récurrents, aux décisions qu'il avait prises, aux peurs
qui étaient les siennes. Il remarqua ainsi que s'il ne se souvenait
pas d'avoir acheté une chose, alors il rachetait exactement la
même. C'est donc qu'il avait des goûts et des désirs!
Il dut prendre en note ses préférences, de même
que les qualités qu'il admirait le plus chez les personnes et
les ituations qui lui donnaient le maximum d'énergie. Il fallait
qu'il garde tout cela à portée de main, bien en évidence.
Près du miroir de sa salle de bains, dans la cuisine, sur son
bureau.
Dans son enthousiasme, il avait également réalisé
un graphique où il avait reporté le temps qu'il consacrait
au travail, au sommeil, à ses amis, à son bien-être,
aux divertissements, à l'abrutissement et à son enrichissement
spirituel.
Evidemment, le travail occupait une place disproportionnée, car
même s'il se sentait vidé de toute énergie, c'était
la seule réalité à laquelle il se raccrochait.
Les talk-show débiles et les quiz primés occupaient la
seconde place. Les amitiés et les divertissements étaient
réduits à une portion ridicule, tandis que le temps consacré
à son enrichissement spirituel était inexistant.
Au fond, intellectuellement, il ne dépassait pas le niveau des
zèbres et des singes.
Comment pouvait-il affronter son angoisse existentielle avec des gens
qui ne pensaient qu'à mâcher du foin et à échanger
des potins enamourés sur les VIP de la forêt dont ils pensaient
sans doute qu'ils n'avaient pas d'autre préoccupation?
Il n'était pas exact que la vie était dépourvue
de charme. Lovie, par exemple, l'attirait. Il allait rappeler Lovie.
Mais à l'autre bout du fil, Lovie, qui s'était d'abord
montrée intriguée et indulgente, était devenue,
après quelques phrases, hostile à son égard. Gummy
la connaissait bien: il l'imaginait les lèvres tremblantes de
colère, prête à la laisser éclater, avant
de lui pardonner. Mais au lieu de cela, elle lui raccrocha au nez.
Où donc allait-elle chercher toute cette volonté? Gummy
commença à avoir peur, mais désormais, il avait
peur aussi bien d'elle que de lui. Peut-être avait-il peur de
tout. Son isolement commençait à lui peser.
Dès lors, son temps ne fut plus partagé qu'entre le travail,
ses fameuses petites manies et le sommeil.
Le soir, lorsqu'il revenait à la maison, l'unique message qu'il
trouvait sur son répondeur était celui de Goofie. Ainsi
sortaient-ils ensemble pour dîner ou aller au cinéma. Mais
ils passaient leur temps à soupirer ou à ruminer d'inutiles
monologues.
Goofie devenait à chaque fois plus intolérant et colérique.
Il faisait toujours des tas d'histoires qui le faisaient haïr des
autres, sans pour autant qu'il puisse en tirer quelque profit. Par exemple,
au théâtre, il changeait dix fois de place, dérangeant
ainsi un tas de gens juste pour mieux voir, alors qu'au fond, il ne
savait pas s'il y avait vraiment une amélioration.
Son malheur était très perceptible, ce que Gummy détestait,
car il était timide. Ce n'est pas que cette timidité lui
donnait un avantage sur les autres. C'était simplement une preuve
d'authenticité.
Ceux de son espèce qu'il connaissait étaient le plus souvent
des hypocrites. Peut-être n'était-il pas le mieux placé
pour juger, car son extrême sensibilité accentuait son
pessimisme. Mais ces manières doucereuses qu'ils avaient de s'appeler
par de petits noms et de se passer la main sur l'épaule, alors
qu'ils n'avaient aucune affection particulière l'un pour l'autre,
lui tapaient sur les nerfs.
A cause de toute cette hypocrisie, les animaux finissaient par se ressembler.
Selon Gummy, si cette hypocrisie les sauvait, car elle leur permettait
de faire partie d'un groupe, moralement, elle signifiait aussi leur
mort.
Car au fond, ils étaient prisonniers d'une peur terrible, celle
d'être différent, qui les privait donc de la liberté
d'être un peu étrange, voire pervers, voire même
égoïste.
Quel mal y avait-il à être un peu tout cela à la
fois? Pourquoi seules les valeurs positives auraient-elles dû
l'emporter?
Pourquoi acceptait-on mieux le fait d'être esclave des images,
un lâche comme Goofie ou un sceptique comme René, plutôt
qu'un contemplatif comme lui, Gummy? Il estimait à son propos
qu'il n'avait pas besoin de grand-chose pour vivre. Ou peut-être
avait-il besoin de trop de choses pour se contenter d'une seule catégorie.
Lui, il se sentait différent. Peut-être lui suffisait-il
de trouver un équilibre entre la maîtrise de sa peur et
sa volonté de vivre une vie nouvelle.
A dire vrai, ils étaient tous malades à force d'avoir
peur et de contrôler cette peur. Gummy non plus n'y échappait
pas, mais son envie de vivre l'obligeait à comprendre qu'il fallait
chercher la vie précisément là où la peur
affleurait, pour l'exorciser petit à petit et ne pas être
dévoré par elle, tel un sandwich avalé par un boulimique
sujet à une crise d'angoisse.
A présent, Gummy avait chaussé des lunettes particulières,
qui lui permettaient d'apercevoir tous les mensonges qu'on racontait
autour de lui, ces existences non vécues, ces énergies
gaspillées, ces violences perpétrées pour simplement
sauver la face. Mais tout cela lui semblait superflu, dépassé,
car trop éloigné des véritables instincts.
Selon lui, les plus malades avaient si peu confiance en eux qu'ils ne
supportaient rien qui n'ait déjà été testé.
Pour certains, dès qu'ils apercevaient des armes à feu
qui se trouvaient à leur portée, leur angoisse montait
en flèche. Car se trouvait alors résumée la peur
de leurs propres réactions face à un danger. Pour d'autres,
si l'on éclairait de manière imprévue certains
événements de leurs vies personnelles, ils en concevaient
une honte sans nom. Pour d'autres encore, être loin de lieux ou
de liens rassurants, comme par exemple, des vacances passées
dans une île outre-mer, pouvait déclencher des crises de
panique.
Ces animaux-là savaient qu'ils ne pouvaient supporter le choc
d'une émotion qui pourrait leur faire connaître quelque
chose de nouveau. Si bien qu'aussitôt, ils se réfugiaient
à nouveau dans leur vie de basse-cour.
Mais Gummy ne pouvait pas les imiter. Car pour lui, une vie de basse-cour,
sans jeu et sans affection, était synonyme d'étouffement.
S'il devait affronter ses peurs, il pouvait toujours le faire de manière
partielle, pour ne pas avoir à subir tout le poids d'un échec
éventuel. Cependant, il devait le faire, il devait risquer le
changement.
La nuit, il ne réussissait pas à dormir, et il n'arrivait
à se calmer qu'en pensant au programme de vie qu'il se proposait
de suivre: changer de caractère, et donc, changer aussi son destin.
N'était-ce pas cela, ce que les animaux psychanalistes tentaient
d'obtenir de leurs patients depuis le début du siècle?
Mais lui, il allait agir autrement: il lui suffirait de se libérer
de ses obsessions. Son intelligence, sa beauté, ses privilèges,
allaient l'aider à survivre. Cela lui était égal
de savoir si sa mère l'avait allaité ou non. A présent,
il était ce qu'il était, et il devait songer à
l'avenir. A son âge, il n'était plus possible de penser
que ses difficultés d'adaptation étaient simplement de
l'égoïsme ou bien qu'elles étaient dues à
l'éducation reçue, à des coups que ses parents
lui auraient donnés, à leur insensibilité ou à
la fréquentation ds camarades sournois.
Il avait passé des après-midis entières en bibliothèque
pour obtenir une réponse à toutes ces interrogations.
Mais aucune école de pensée ne semblait en mesure de les
lui fournir.
Il en était arrivé à un point où il lui
importait peu d'avoir à démêler le pourquoi du comment.
Il voulait seulement savoir qui il était et quels remèdes
existaient pour guérir son malaise existentiel.