Poussé
à bout par son envie de vivre, Gummy, après mille hésitations
et après avoir interrogé de multiples dieux et cartomanciens,
avait téléphoné à Lovie.
Cette conversation, il l'avait imaginée pleine de silences, d'insultes
et de provocations. En réalité, après un silence
qui pouvait laisser présager le pire comme le meilleur, Lovie,
sur un ton sec mais sobre, lui avait dit qu'elle était avec René.
Ces mots n'avaient pas fait leur chemin, à allure égale,
dans le cerveau de Gummy. D'abord, ils n'avaient pas tout de suite réussi
à y pénétrer. Puis ils lui avaient déchiré
le coeur. Le choc avait été très violent et l'avait
entraîné vers le vice et ses habituelles idées fixes.
Il n'avait même pas pris la peine d'analyser la réponse
de Lovie, comme il l'aurait fait aux temps où il se perdait dans
un éternel monologue. Tel un boxeur sonné, il s'était
sur le champ adonné à l'alcool, aux drogues et à
toutes sortes de perversions. Sa personnalité multiple avait
engendré une multiple toxicité. Yin et Yang, deux cousins
qui, grâce à une visite en Orient, avaient acquis une grande
expérience, avaient tenté, par le biais d'une correspondance
échangée avec lui, de le détourner de l'autodestruction,
afin qu'il ne ruine pas l'image de l'espèce.
Désormais, Gummy ne pensait plus qu'aux Truites, seul moyen pour
lui de tuer le temps qui sinon se présentait à lui sous
la forme menaçante d'une seule pensée obsédante,
Lovie.
Plus il cherchait à chasser cette image douloureuse, et plus
celle-ci perturbait fortement ses émotions, l'empêchant
d'entreprendre la moindre action ou le moindre projet.
Ce qui le rendait fou, c'était ces pulsions qui le prenaient
de manière toujours plus fréquente, plus tard aussi à
chaque fois dans la nuit. Des pulsions qui étaient une sorte
de sacrifice afin de devancer des châtiments qui, dans l'état
de faiblesse physique où il se trouvait à présent,
étaient sans doute inévitables.
A présent, il était une sorte d'automate privé
d'intelligence, incapable de rien ressentir, coupé de ses désirs,
et lancé vers un abîme au fond duquel il ne trouverait
que sa propre autodestruction.
Ayant perdu toute estime de soi, Gummy, désireux de déstabiliser
le monde, avait fini par trouver un certain charme à ces Truites
qui étaient prêtes à tout.
D'une certaine manière, ce chamboulement des valeurs provoquait
chez lui une euphorie, qui était l'unique émotion de sa
journée d'automate solitaire.
Dans ces moments-là, il se sentait enfin maître de sa vie
et il surmontait l'absence d'amour de façon plus efficace qu'avec
ses rituels habituels.
En réalité, les Truites, qui avaient compris sa faiblesse,
l'avaient attiré dans un cercle vicieux et sadomasochiste, où
ces poissons frétillaient, habitués, malgré les
séances de tortures, à échapper aux cordes, aux
fouets et aux filets. Pendant ce temps, au seul mot de "filet",
Gummy songeait aussitôt à René et à ses toiles
d'araignée, qui étaient autant de techniques sordides
pour conquérir des amours dont il n'était pas digne.
Cependant, seule la douleur physique réussissait à calmer
son anxiété. SI bien que Gummy avait demandé aux
Truites, durant les séances de sado-masochisme, de remplacer
par du plastique et du cuir les cordes, la jute et les filaments qui
pouvaient, d'une manière ou d'une autre, lui rappeler la bave
de ce René qu'il détestait tant. Avec un instinct quasi-maternel,
les Truites lui avaient cousu une petite tunique en lamelles de caoutchouc
assortie d'un masque, dans le pur style sadomaso. Gummy l'endossait
durant les rites d'initiation, au cours desquels il carburait à
l'alcool, des liqueurs très fortes qu'il aspirait à l'aide
d'une longue paille.
Cependant le plaisir physique n'était pas toujours fidèle
au rendez-vous; il se faisait même de plus en plus rare, de plus
en plus monotone aussi.
Puis, brusquement, ce plaisir avai cédé la place à
un sentiment de peur, la peur d'un déclin inexorable. Il perdait
son poil qui restait collé à la tunique, son âme
se gangrénait et le vice creusait ses cernes, qui demeuraient
le seul lien avec son esprit de plus en plus perturbé.
Puis un matin, le miroir lui avait renvoyé l'image inquiétante
de sa métamorphose, une image qui l'avait pétrifié
de peur. Sentiment accablant, qui avait pris le pas sur tout le reste,
ses désirs, ses projets et son manque d'amour.
