Le
désordre qui régnait dans sa vie lui avait soudain sauté
aux yeux, aux quatre coins de sa nîche. Celle-ci était
envahie par tous les papiers, les déchets et toutes les bouteilles
vides qu'il avait accumulés, à force de refuser systématiquement
d'affronter ses problèmes. Le Blaireau lui fit un jour remarquer
que même une Mite boulimique n'aurait pas osé entrer dans
sa tanière.
A partir de là, il avait commencé à mettre de l'ordre,
à cataloguer, à éliminer.
Mais la chose étrange dans ce danger dont il pressentait la présence,
c'est que tout cela, il ne le faisait plus avec cette méticulosité
géométrique et inutile qu'il déployait auparavant.
Non, désormais, il donnait un sens à chacun de ses gestes.
Il ne pensait plus qu'à améliorer la qualité de
sa vie tendue vers un projet, à faire fructifier ses talents
et à accroître ses connaissances.
Les petites chéries, elles, pouvaient toujours se rabattre sur
les saunas, les massages et les régimes.
En lisant, en se passionnant aussi pour les musées, il avait
appris à découvrir le chemin emprunté par d'autres
personnes sensibles, et leurs efforts pour établir un contact
avec autrui à travers l'expression de leur expérience.
Il pénétra donc dans les arcanes de la créativité.
Mais dépourvu pour l'heure de moyens d'expression, il commença
d'abord par cuisiner. Il aimait partir en chasse de nourriture, cela
lui donnait l'impression d'exister, d'être connecté à
la réalité.
Dans ce domaine, les femmes ne se privaient pas d'infliger à
ces pauvres mâles leur complexe de supériorité,
et il pensa que cuisiner serait un nouveau rôle qui l'aiderait
à faire son chemin dans la société.
Parallèlement, il avait commencé à tenir un journal.
Il lui semblait qu'ainsi, il communiquait avec quelqu'un. Ses interrogations,
ses rëves, les pensées les plus récurrentes aussi,
déferlaient sans peine sur ces pages, ce qui l'aidait à
y voir plus clair entre ses peurs et ses désirs. Il commença
à les connaître et à les affronter.
Puis il en discutait avec sa libraire, Mathilde, une mante religieuse
très séduisante avec qui il parlait de ses films préférés
et qu'il venait voir de plus en plus souvent, dès qu'il sortait
de son travail, qui lui aussi se trouvait menacé.
Il avait avoué à Mathilde la liste de tous ses désirs.
Au premier rang desquels figurait l'envie d'avoir une compagne, suivie
par la volonté de dire non à toutes les choses inutiles
qui pourrissaient sa vie, y compris ce travail qu'il ne faisait que
par obligation. Il lui avait aussi confié qu'il souhaitait suivre
l'exemple des animaux qu'il admirait et non plus de ceux qui exerçaient
une influence déstabilisatrice.
Désormais, il avait pris ses disatnces avec Goofie, avec sa léthargie
et son esprit trop critique. Il n'avait plus de temps à perdre
avec tout cela. Il devait surtout se concentrer sur ce qui lui tenait
à coeur.
En faisant de l'ordre chez lui et sur son bureau, il avait presque tout
jeté.
C'était comme faire de l'ordre dans sa tête. Plus l'ordre
y régnait et moins elle était polluée par ce qui
était inutile. Et si à force de faire du vide, il en arrivait
au point de ne plus rien avoir à dire? Le cas échéant,
il aurait réfléchi à cette éventualité.
De toute manière, être ouvert, réceptif, et non
plus revêche, allait l'aider. De même que le désir
d'être utile aux habitants de son territoire. Telles étaient
les seules choses qui l'aidaient à surmonter cette phase traumatisante.
Son poil repoussa et il ne se cassait plus les ongles à force
de tirer dessus.
Il ne vérifiait plus de manière compulsive ses messages,
lorsqu'il allait rendre visite à sa mère, qui à
l'évidence, était la première surprise de son nouveau
comportement.
Il avait aussi embelli, car il prenait des vitamines et prenait soin
de lui sans trop forcer sur les exercices musculaires: il avait cessé
de s'adonner à ce body-building épuisant, dont la seule
finalité était esthétique.
Il exorcisait ses idées fixes en les laissant remonter à
la surface de son esprit. Il les convoquait même à certaines
heures précises de la journée. Par exemple, de huit à
neuf heures du matin et de dix à onze heures du soir. Allongé
sur son lit, il faisait le plein d'images où Lovie et René
se retrouvaient, tendrement enlacés, leurs pattes emmêlées
dans le réseau d'une belle toile d'araignée. Il mettait
au point le scénario de leurs éclats de rire, de leurs
dîners aux chandelles, mettant en scène jusqu'au moindre
détail leur intimité. Tout cela était certes douloureux,
mais grâce à ces séances forcées, les images
finirent par se ressembler, et au fil des jours, elles pâlirent.
Son émotivité aussi faiblissait, mais pas le vide provoqué
par l'absence de Lovie. Ce manque était toujours aussi fort,
indépendemment de René et de ses inhibitions.
Gummy en était satisfait car cela signifiait qu'il pouvait encore
ressentir du désir, mais que la peur relâchait son étreinte
au fur et à mesure qu'il s'éloignait de cette vie antérieure
où il avait cotoyé le néant.
A présent, il ne se goinfrait plus de frites et de gin, ni même
de foin. Il ne mangeait que les plats qui lui faisaient plaisir, attendant
de pouvoir se les offrir dans un bon restaurant ou bien de les cuisiner
lui-même.
En bon oriental, il suivit des cours de yoga et une fois par semaine,
il se fit faire un massage ainsi qu'une compresse de crème qu'on
lui appliquait sur son poil.
La nuit, au lieu d'ingurgiter des somnifères, il pensait au roman
qu'il souhaitait écrire. Il en parlait ensuite à un groupe
d'animaux de basse-cour qui lui apportèrent leur soutien au cours
de ce moment délicat de sa vie.
Le dindon était son meilleur ami. A chaque Noël, il courait
toujours le risque de finir dans la poêle. C'est pourquoi il avait
développé un fatalisme fort séduisant. A force
d'avoir aussi souvent risqué la mort, Rady avait fini par devenir
un être d'une grande bonté. Et si cela éveillait
des soupçons chez les hérons et les autruches qui se nourrissaient
de lieux communs dictés par le pragmatisme, cette bonté
avait joué un grand rôle pour Gummy, qui tel Hamlet, ne
savait pas s'il fallait vivre, mourir ou dormir.