Rady,
tout le monde le savait, venait de la célèbre famille
des rats-dindes, car sa mère avait épousé un "rat"
qui bien sûr, était très radin. Mais ce qui rendait
Rady sympathique aux yeux de Gummy, c'était sa manière
marginale de vivre. Et surtout pas ce statut social qu'étalaient
les hérons et les autruches, avec leurs vies sans surprise, faites
de voyages et de vacances toujours passées avec les mêmes
amis et dans les mêmes sempiternels clubs, où qu'ils aillent
dans le monde entier. Et cette mine dégoûtée qu'ils
prenaient toujours, immunisés contre le moindre vice ou la moindre
image qui aurait pu être dégradant. Et toujours leur accent
parfait quelle que soit la langue étrangère, excepté
les langues orientales, qui étaient les seules à intéresser
Gummy parce qu'elles étaient totalement différentes. Mais
eux, ils étaient toujours parfaitement à leur place, ils
effectuaient leur petit programme prévu, et surtout, ils faisaient
bien attention à ne rien dire. Rien d'intéressant, rien
de personnel, rien d'insultant, ils ne prononçaient que des paroles
distantes dans le cas où quelqu'un aurait cherché à
les manipuler, à les faire chanter ou à les exploiter.
Tous ces gens étaient des bonnes pâtes, mais Gummy ne les
trouvait pas sympathiques. Même s'il s'efforçait de les
fréquenter, leur obstination à ne faire que des choses
utiles et prévisibles l'effrayait et lui enlevait toute capacité
à communiquer avec eux. Il finissait par se créer un léger
embarras et après quelques rapprochements hypocrites dûs
seulement au fait qu'ils partageaient le même territoire, un rideau
de fer tombait et scellait la fin de leur relation.
Il n'en avait pas été de même avec Bertie, un chameau
noble et homosexuel, très connu dans le zoo, à cause de
ses grands-parents égyptiens, qui avaient été de
célèbres caravaniers du désert.
Tout le monde le respectait, car il ne commettait jamais d'excès.
Avec sa rumination qui ne cessait jamais, son regard habitué
au désert et à la mer, il semblait faire partie intégrante
du cycle infini de l'histoire.
Bertie ne parlait que de Blakie, sa chauve-souris qui était son
animal de compagnie et aussi son compagnon de boisson. Bertie était
un grand chameau très gentil et son groupe de rats et de huppes
était fort sympathique. Ils ne sortaient que la nuit et l'on
sait bien, que la nuit, il est plus facile d'être soi-même.
Malheureusement, ils se droguaient beaucoup et ils avaient du mal à
nouer entre eux un dialogue, car ils n'avaient ni sujet de discussion
ni projet commun. Ils étaient comme hébétés
par leurs pensées laissées à l'état sauvage,
qui ne bénéficiaient pas de cette culture qui désormais
avait fait son entrée dans la vie de Gummy.
Au restaurant, ils étaient pris d'une angoisse incontrôlable
et ils grignotaient tout le pain, les bougies, les nappes en papier,
avant même qu'on ne leur serve l'entrée.
Souvent, ils s'en allaient avant d'être servis, incapables de
ne rien avoir à dire ni à faire.
Lors d'une de ces soirées où Gummy et Bertie s'étaient
rencontrés par hasard, ils avaient dû manger comme des
cochons pour ne pas s'attirer les foudres des restaurateurs, qui avaient
préparé une table richement fournie. Mais quelques battements
d'ailes, quelques glapissements aussi, et leurs compagnons s'étaient
inexorablement éclipsés.
Une fois seuls, ils étaient allés dans une discothèque,
où Bertie s'était déchaîné, draguant
même des hérissons. Gummy ne l'avait jamais vu à
l'oeuvre, mais tout ceci lui avait fait comprendre ce qui les distinguait.
Lorsqu'il faisait l'amour avec Loovie, Gummy pensait souvent à
un de ses anciens amants, et ces pensées provoquaient chez lui
de telles angoisses qu'il était obligé d'interrompre leurs
ébats. Evidemment, Loovie se sentait très mal. A quoi
servaient les bas résilles qu'elle s'était acheté?
Selon Loovie, Gummy était fondamentalement perverti, et peut-être
était-ce à cause de cela qu'elle était partie,
si bien qu'il avait fini par se jeter sur les Truites.
Gummy ne voulait plus se mettre à nu à cause de relations
sentimentales. Il devait apprendre à se connaître lui-même.
Ce soir-là, avec Bertie, qui se laissait aller à son désir,
il avait compris par exemple qu'il n'était pas homosexuel.
Il en avait parlé avec la mante religieuse, qui, bien qu'elle
désapprouvait une soirée ainsi gâchée, lui
avait livré le commentaire suivant: "Au moins, c'est
déjà cela, un bon point de départ pour se forger
un nouveau destin".
En lui disant cela, elle lui avait lancé un regard qui ne laissait
aucun doute sur la nature de son désir. Naturellement, cela n'avait
pas échappé à Gummy qui en avait été
troublé. Il ne voulait pas avoir d'histoire avec elle, car il
savait que c'était une femme fatale.
Il connaissait l'histoire de Mathilde et du crapaud, qui l'avait aidé
à traverser l'étang. La traversée avait failli
se terminer en tragédie, car à un mètre de la rive,
ne pouvant résister à son instinct naturel, Mathilde l'avait
piqué. Ils avaient coulé à pic. Heureusement, les
Truites, épuisées par leurs folies nocturnes, avaient
été portées par le courant jusqu'à l'endroit
où s'était déroulé le drame.
Très snob, Matilde avait fait beaucoup de difficultés
pour émerger et se laisser porter par les écailles de
ces misérables Truites. Mais elle avait du faire contre mauvaise
fortune bon coeur, car tout l'étang s'était rangé
derrière le crapaud. Malgré la pagaille qui régnait,
elle avait tenté d'expliquer aux Truites sa nature destructrice
dont elle était la pemière à souffrir, mais devant
l'indignation générale, elle avait renoncé et s'était
réfugiée dans un silence hautain, consciente de sa supériorité
sur tout ce monde-là écoeurant de banalité.
Gummy était séduit par son intelligence. Mais l'instant
de survie qui désormais dictait son comportement, excluait qu'il
puisse l'aimer ou du moins feigne de croire qu'il puisse l'aimer.
Donc, il n'était pas homosexuel, les femmes fatales l'effrayaient
et ses amis battaient en retraite car il était trop différent
d'eux. Où allait-il alors trouver l'envie de vivre?
