Parfois,
il se sentait accablé par sa solitude. Mais n'importe quel son
d'origine animale le reconnectait à la réalité,
l'arrachant au monde virtuel dans lequel il s'était enfoncé
et où tout semblait possible.
Un soir, il avait fini par répondre aux coups de téléphone
insistants de Spoongie, la mouche cyclothymique.
Après tout, il ne voulait pas s'engager dans une relation étouffée
par le conformisme. Il savait que l'excès de règles avait
raison de la joie de vivre et qu'à la fin d'une période
stable, il allait être sujet à l'anxiété.
C'était comme lorsqu'il se décidait à ne plus voir
une personne parce qu'elle était trop pessimiste: seule la possibilité
de lui pardonner guérissait alors l'angoisse d'être irrémédiablement
seul. C'est ainsi qu'il justifiait les quelques pauses qu'il faisait
dans sa nouvelle vie afin d'explorer également la part sombre
qu'il portait en lui. L'éléphant prétendait que
pour créer, il avait besoin à la fois de ses anges et
de ses diables. Le léopard, lui, soutenait que le premier acte
créateur était la destruction.
Tout en ruminant ces pensées, il avait répondu à
la mouche cyclothymique. Sachant cependant que les soirées qu'elle
proposait étaient presque dangereuses et à la limite du
trash, il avait décidé d'y impliquer Goofie à la
fois par générosité, pour le tirer de sa léthargie,
et parce qu'il avait peur aussi de se retrouver seul.
Spoongie était une de ces filles qui passait son temps à
s'occuper des relations publiques pour Aldo, un cochon qui s'était
enrichi en boursicotant et qui se vantait d'appartenir à la famille
des Oies porcines, car son père avait épousé une
oie à foie gras. Comme Aldo invitait tout le monde dans les lieux
les plus chers et sur son yacht de 40 mètres, Spoongie pensait
avoir réalisé une bonne affaire en travaillant pour lui.
En réalité, ce choix lui avait fait perdre tout contact
avec la réalité, à cause de tout cet argent et
de la vie facile que menait Aldo.
Parce que sa fortune était inespérée et donc précaire,
Aldo avait fait une dépression, alternant entre des phases d'immobilisme
et des phases d'euphorie, dépression au cours de laquelle il
avait prétendu que Spoongie était au mieux avec lui.
Elle, de son côté, était invitée de-ci de
là en son nom, sans que ces invitations soient dûes à
une amitié ou à un projet commun. Elle ne comprenait plus
pourquoi elle faisait tout cela. Et elle n'y prenait même plus
plaisir, car elle avait toujours l'esprit ailleurs, à la recherche
d'autres personnes à étonner. Pendant ce temps, sa dépendance
à l'égard d'Aldo augmentait et elle ne trouvait même
plus le temps de téléphoner à sa mère. Elle
se nourrissait de son obsession, c'est-à-dire d'elle-même,
un peu comme tous les autres membres de sa famille.
Ce soir-là, Spoongie avait proposé un groupe de putes
et d'autres divertissements payants. L'idéal pour Goofie, enfermé
dans son univers dont l'horizon était totalement bouché.
Pour ce cas presque désespéré, ces professionnelles
étaient sans doute la solution idéale pour le libérer
de sa prison. Surtout qu'il était d'une arrogance que les gens
normaux ne supportaient pas.
Spoongie connaissait des Truites qui arrondissaient leurs fins de mois
en dénichant des gens généreux.
Elle les avait vues à l'oeuvre avec Aldo. Elles lui faisaient
croire qu'il était un génie et chacune de ses phrases
les faisait rire comme des folles. C'est ce qu'il fallait pour Goofie,
tellement peu sûr de lui que cela en était presque maladif.
Et Goofie s'était donc laissé convaincre. Déjà
au restaurant, une des deux Truites s'était glissée vers
lui et lui avait pris la patte.
Mais Goofie était tellement sensible qu'il ne se contentait pas
d'un subterfuge aussi simpliste. Ce qu'il voulait, c'était être
aussi aimé. Malheureusement, la Truite lançait également
des clins d'oeil vers un Gummy, visiblement troublée par ses
beaux yeux qu'il baissait toujours pour se donner un air triste. Des
yeux dont tous les femelles de la région étaient amoureuses.
Ou peut-être la Truite pensait-elle faire l'intéressante
en échappant aux clients qui comme toujours, étaient un
peu masochistes. Le fait est que la soirée s'était mal
finie. Goofie, avec un geste de mépris, avait payé l'addition
et rajouté un pourboire pour la Truite, avant de s'en retourner
chez lui, très irrité.
Pourquoi l'esprit de compétition avait-il pris le dessus sur
l'amitié, la sociabililité et sur tout ce qui permettait
d'exorciser le temps?
Le zoo n'avait rien d'une colonie d'artistes heureuse. Il ressemblait
plutôt à une jungle dévorée par le malaise,
l'ignorance et la méchanceté, caractéristiques
accentuées par le manque d'espace et de nourriture.
